« Le peintre a deux choses à représenter : le personnage et l’état de son esprit ».

- Léonard de Vinci, Traité de la peinture, 1651

INTERROGER L’HUMAIN

L’art n’a de cesse d’interroger l’humain par le biais des figures et des corps.

Le corps humain est au centre des préoccupations de l’art occidental. Il n’en allait pas de même durant le Moyen-Age, quand les iconoclastes refusaient la vénération de la forme sensible. C’est par ailleurs toujours le cas dans les régions du monde qui n’héritent pas de la tradition grecque ou latine.

Mais le corps ne désigne pas seulement la partie matérielle des êtres animés. Il peut aussi identifier la partie principale (d’une ville par exemple), un objet matériel (le corps céleste), un groupe (le cops médical) ou une consistance (donner corps à quelque chose). La figure, quant à elle, peut faire appel à une forme (d’un point de vue plastique), mais aussi au moyen pour faire comprendre une allégorie (en rhétorique) ou bien désigner un modèle, un exemple.

Si c’est par le corps que l’humain affirme sa présence, c’est par sa figure, par ses gestes, qu’il est reconnu (« avoir la figure, l’air de son père »).

Ainsi, le corps (et sa figure) n’est pas un sujet artistique comme un autre, et peindre le corps revient souvent à faire transparaître son âme.

C’est par la diversité d’approches de l’humain que l’art l’interroge. Les chemins parcourus ici seront divers. Ils iront de l’exaltation de la vie (et du sexe) chez Hans Bellmer à la sexualité enfouie chez Louise Bourgeois. De la présence charnelle du corps chez Francis Bacon à son pendant, l’effacement, chez Arnulf Rainer. Pour finir avec l’appel à la mémoire du mort chez Christian Boltanski.

Sans titre (Unica ficelée), de Hans Bellmer (1959)
Sans titre (Unica ficelée), de Hans Bellmer (1959)

La figuration de l’objet-corps : Hans Bellmer

Sur fond rougeâtre, une ligne fine et assurée, un subtil trait blanc, un contour, préfigure ce qui pourrait être deux bras et deux jambes. Sans tronc et sans profondeur, la ligne est organique. A la place du tronc, on peut identifier la référence à la photographie du corps ficelé de la femme de l’artiste, Unica Zürn. Ce qui ressemble à son ventre apparaît ligoté, formant une masse informe et pourtant le seul volume représenté. Dans le dessin, les mains touchent les talons du personnage, dans une position improbable.

L’artiste français d’origine allemande, proche du mouvement surréaliste, s’est ici focalisé sur le trait, sur la figure d’un objet-corps désemboîté. Son dessin évoque la forme de la poupée, chère à Bellmer (et à d’autres artistes, comme Niki de Sant Phalle, les frères Chapman ou Cindy Sherman). Objet de perversion, elle incarne le substitut docile d’un corps féminin éternellement consentant. Son inquiétante étrangeté identifiée par Freud comme ce qui aurait dû rester dans l’inconscient provient de la mutilation sans fin infligée par l’artiste, à la recherche d’un phallus inexistant ?

Mutilation appuyée par le fétichisme des chaussures, présentes malgré la nudité des organes et de la chair aérienne, comme dans un rêve surréaliste. Le corps est nu, la chair ficelée et néanmoins le personnage a des talons. La main gauche frôle un d’eux, dans une allégorie du toucher du sein féminin, symbole de plaisir. Fétichisme et sadisme, maltraitance qu’il inflige à la masse de chair ligaturée de sa femme.

Quel écart existe-t-il entre les figures de Bellmer et celles de Matisse ? Chez Bellmer, elles sont aériennes, oniriques, symboles d’un désir pulsionnel et sadique. Chez Matisse, orchestrées, distanciées, enfouies dans une arabesque laissant transparaître un désir sublimé et une volupté des signes. Les gestes sont subtils, légers. Mais Bellmer objective la pulsion sexuelle, tandis que Matisse distancie la femme dans un voyeurisme simplifié, obligeant le spectateur à une deuxième lecture de l’œuvre.

Y a-t-il un lien entre le ligotage de Bellmer et celui d’Araki, artiste japonais contemporain ? Les deux artistes photographient leurs femmes ficelées, leur chair ligotés, leur viande ira-t-elle au four (allégorie de l’acte sexuel) ? Les femmes d’Araki, proches du reportage, sont flottantes, des poupées en chair soumises à la volonté de leur maître. Elles regardent le spectateur, lui montrent avec leurs corps un documentaire. Leurs univers flottant rappellent celui du Château dans le ciel (film d’Hayao Miyazaki de 2003). La soumission n’est-elle pas déjà présente dans la tradition du laçage du kimono ?

Les corps mutilés ne sont pas l’exclusivité de Bellmer. Chez Louise Bourgeois, ils prendront une tournure contrastée. L’expression sexuelle de Bellmer, sadique, perverse, sera chez l’artiste femme intime, suggérée ou évocatrice.

La sexualité évocatrice : Louise Bourgeois

Femme-couteau, de Louise Bourgeois (2002)
Femme-couteau, de Louise Bourgeois (2002)

Louise Bourgeois est née à Paris, mais s’installe aux Etats-Unis. D’après ses textes, singulièrement titrés « Destruction du père, Reconstruction du père », elle est la troisième fille d’un homme qui aurait voulu un garçon. Ainsi son art n’a de cesse de tenter de combattre la dépendance émotionnelle.

Femme-couteau est une sculpture hybride d’un corps de femme mutilé en toile, sans tête ni bras et avec une jambe en moins. Sur son cou, un couteau en métal menace de la trancher. L’œuvre est impressionnante par le contraste de ses matières. Le textile semble doux, clin d’œil au métier de la mère de l’artiste, qui était restauratrice de tapisseries. Le couteau en métal froid est le symbole de l’agression par excellence. Le mannequin nous apparaît comme une pièce rapiécée. Un corps mutilé dont les attributs féminins sont bien visibles, avec un ventre légèrement gonflé, telle est la fonction de la femme, d’enfanter ? Est-ce la vision du corps de la femme par l’artiste ? Et que signifie le couteau, prêt à trancher le corps en deux ? Son action donnerait un coup tranchant, incisif sur le sexe, telle est la fonction de l’homme ?

Des similitudes apparaissent entre Femme couteau et Single III (1996). Cette dernière représente un homme et une femme, avec deux sexes et deux têtes, partageant un seul buste (féminin). Leurs jambes et leurs bras sont également mutilés. Image d’un triste coïte. La sculpture pourrait être interprétée comme la réification de l’aveuglement que l’artiste a dû s’imposer pendant son enfance. Elle devait être aveugle à la maîtresse de son père, à la douleur de sa mère, à la relation sexuelle de sa sœur avec un voisin, au sadisme qu’elle pratiquait avec son frère… Sa répulsion envers tout le monde n’était certes pas étrangère à des raisons d’érotisme et de sexualité.

Il n’en reste que tout chez l’artiste n’est pas violence. Celle qui a vécu avec quatre hommes (son mari et ses trois fils) plus le chien, parle aussi de la vulnérabilité masculine. Maman (1999) est une ode à la mère de l’artiste. Immense araignée, tisserande comme elle, protectrice et à la fois prédatrice. Comme la plupart de son œuvre plastique, ses matériaux sont divers (bronze, marbre et acier inoxydable).

Avec le temps, les sculptures de Louise Bourgeois se transformeront en installations complexes. Ses Cells et ses Red Rooms suggèreront l’enfermement, la violence ou l’intimité. Ce n’est pas au fond la même chose ? Les Cells de l’artiste ne sont pas sans évoquer les cages dans lesquelles Bacon enferme ses personnages, structure héritée de Giacometti.

Trois études pour une crucifixion, de Francis Bacon (1962)
Trois études pour une crucifixion, de Francis Bacon (1962)

La présence charnelle du corps : Francis Bacon

Dans cette peinture, l’omniprésence du rouge, la base circulaire, les fenêtres, laissent imaginer des personnages justement en cage. L’œuvre est une allégorie au thème de la Passion chrétienne. Le triptyque faisant par ailleurs référence à la forme traditionnelle des peintures d’autel de la fin du Moyen-Age.

Dans le panneau de gauche, deux personnages dont la chair est écrasée, viscérale, écorchée, portent des costumes contemporains. A côté d’eux, deux carcasses de viande sont comme les doubles morbides de leurs silhouettes. Représentent-elles leur devenir ? Dans le panneau central, Bacon a peint un homme qui se tord dans un lit, peut-être d’hôpital. Le ventre ouvert, il macule les draps blancs avec son sang. Sur le panneau de droite, une carcasse pend du plafond. Elle tient la place du corps du Christ sur la croix et évoque les abattoirs, « lieux d’élection du péché de chair », comme l’avait écrit Georges Bataille (« Abattoir », Documents n°6, 1929).

La peinture de la violence du réel apparaît « au plus près d’une logique de la sensation » selon Deleuze (Francis Bacon, logique de la sensation, 1981). Sa viande n’est pas une chair morte, elle a gardé toutes les souffrances et pris toutes les couleurs de la chair vive. C’est la chair du Christ, d’un corps souffrant dont le catholicisme a mis l’accent. S’il a expié nos péchés par sa souffrance physique, la Vierge par sa souffrance morale. Bien que le corps du Christ ne soit pas n’importe quel corps, car il est doté d’une double nature, humaine et divine (c’est l’hypostase), la viande est la zone commune de l’homme et de la bête.

On retrouve la chair de Bacon dans ses portraits et autoportraits (Autoportrait, 1971), ou dans ses séries à partir d’un tableau (Portrait du pape Innocent X de Vélasquez, 1953 ou Autoportrait sur la route de Tarascon de Van Gogh, série qu’il débute en 1956).

Dans la lignée de Picasso, qui exerça sur Bacon une influence considérable, l’artiste est demeuré fidèle à la figuration. La figure de Bacon est en quelque sorte défigurée, à la mesure du désordre du monde contemporain ? Mais la dislocation de ses corps diffère de celle de Picasso. Bacon les écorche, montre leurs entrailles, dans un rapport animal inhérent à la nature humaine. Alors que la dislocation de Picasso peut se traduire comme un rapport physique au sens littéral, sexuel, pulsionnel. Pour Picasso, point d’écart entre sexe et œuvre, entre vie et œuvre et donc entre sexe et vie. Picasso estropie des corps comme il estropie une langue (sa langue française d’adoption ?). Bacon, lui, retourne des corps pour leur faire exhiber ce qui a de plus animal en eux. Il s’agit de crise archaïque où jouissance et douleur sont encore indifférenciées. Ses tableaux montrent un magma plus animal qu’humain. Leur chair est triste et vulnérable.

Trois études pour une crucifixion peut représenter la métaphore du rapport de la société à la mort industrielle, dans le contexte de l’après-guerre et des crimes nazis. La mort ne sera pas étrangère à Arnulf Rainer, mais au lieu d’exhiber l’intérieur du corps, il n’aura de cesse que de l’effacer, pour ainsi l’accompagner vers « le grand Océan ».

Le corps effacé : Arnulf Rainer

Sans titre, série Totenmaske, d'Arnulf Rainer (1978)
Sans titre, série Totenmaske, d'Arnulf Rainer (1978)

L’œuvre exhibe un pâle portrait, livide, avec des signes évidents (et d’autres imagés) de la mort. Sa position est presque horizontale, retombante, comme si le cou absent n’arrivait plus à tenir la tête inerte. Le cou est remplacé par une base filaire qui ressemble à une belotte de coton défaite. Coton qui enveloppe de façon légère et bleuâtre la tête du défunt. Des traces de bleu plus intenses, comme des tâches d’encre versées par inadvertance apparaissent sur le front, la bouche, les mandibules. La bouche entrouverte laisse apercevoir l’orifice gastrique. Les yeux semblent cousus, des traits les ferment, les mêmes que ceux de la barbe ou de la moustache. Les poils sont blancs, presque transparents, ils annoncent leur vie absente.

L’artiste s’est basé sur une photographie mortuaire, pour la recouvrir d’un halo d’encre, de peinture, transgressant le tabou de l’image du mort « qu’on ne touche pas ». L’acte pictural est ainsi vécu comme ensevelissement d’une image. Le processus est passif, lent. Le rituel accompagne l’artiste et son image, pour l’emmener vers la paix éternelle. L’immersion du tableau le fait rentrer petit à petit dans la paix et l’invisibilité. L’expérience peut se comparer au mysticisme et à la vie religieuse. C’est comme si l’artiste soulevait la carapace, respirait les derniers souffles du corps qui se confie à lui, et attrapait les ultimes moments de sa vie. Pour ainsi donner corps (ou vie) à ce qu’il n’est plus.

Le corps est presque le sujet unique d’Arnulf Rainer. Sa dislocation n’est pas charnelle (Bacon), ou pulsionnelle (Picasso), mais passionnelle et souffrante. Peut-être parce que l’artiste est né à Vienne en 1929, et qu’il est contemporain de ses compatriotes actionnistes viennois. Comme eux, Rainer a été marqué par le Surréalisme et par la Seconde Guerre mondiale. Même s’il est resté sur les dessins et peintures, alors que les actionnistes préféraient les performances, l’exhibitionnisme brutal et radical et leur impact cathartique.

Le contexte de mort, de l’Au-delà ci présent, est aussi saisit par Christian Boltanski, dans son travail d’appel à la mémoire.

Réserve du musée des enfants II, de Christian Boltanski (1989)
Réserve du musée des enfants II, de Christian Boltanski (1989)

L’art de la mémoire : Christian Boltanski

Cinq rangées de onze photographies d’enfants en noir et blanc longent le mur. Ce sont des portraits photographiques agrandis et flous d’enfants déportés. Jaunâtres, vieillis par le temps qu’ils n’ont pas eu. Des lampes sont braquées sur leurs visages, comme s’il s’agissait d’un interrogatoire de police. Un interrogatoire dont la pauvreté des moyens fait penser aux heures sombres de la Seconde Guerre mondiale.

L’œuvre dérange, et que ce soient des enfants la rend encore plus intolérable.

La disposition en rangées de l’installation corrobore l’idée de cimetière. Les portraits ressemblent à ceux que l’on peut voir devant les tombes, en noir et blanc, témoins de corps disparus d’une autre époque. Ou dans des chapelles ardentes. On voit la différence avec les portraits mortuaires du Fayoum, et leur posture affrontant la mort, face à la vie interrompue brusquement des portraits de Boltanski, à l’encontre du cours naturel des choses.

Quelques références animent l’œuvre.

Regardant de plus près, le spectateur peut se voir, comme dans un miroir, et se rappeler le deuil nécessaire à la perte de son enfance. C’est le cas dans la reconstitution autobiographique et fictive que Boltanski fait de son passé dans L’album de la famille D. (1971). L’artiste récupère des cadres mis au rebut par la SNCF et reconstitue l’enfance de CB (lui-même ?) jusqu’à sa mort dans un accident.

Une autre reconstitution, cette fois réelle, est réalisée par Nan Goldin dans la Chapelle de l’hôpital de la Salpêtrière, en 2004. Elle réalise Sœur, sainte & sibylle, diaporama et journal intime de Barbara, sœur de l’artiste. Le diaporama montre une fille vive et talentueuse victime de son père, puritain et autoritaire, qui la place dans un établissement psychiatrique, avant son suicide.

Par son rappel à la fugacité de la vie, l’installation de Boltanski est aussi en quelque sorte une vanité, genre très en vogue au XVIIe siècle.

La question mémorielle anime les créations de Boltanski. Ses installations sont de portée anthropologique et se présentent comme des inventaires d’individus morts. L’artiste frappe à la porte de la mémoire collective et technologique, à travers l’évocation de pixels. Cette composition murale est l’aboutissement d’une démarche emblématique de la question de la mémoire. Même si la notion de palimpseste n’est pas directement liée à l’œuvre de Boltanski, elle l’est par sa signification symbolique.

C’est parce qu’il y a corps qu’il y a représentation. C’est parce qu’il y a corps qu’il y a vie et qu’il y a mort. Ce récit a voulu interroger l’humain par le corps mais aussi par son expression la plus symbolique, la figure. Forcément, qui dit vie, dit sexe : évident, pervers, chez Hans Bellmer ; enfoui, subtil, chez Louise Bourgeois. De la même manière, qui dit corps, dit chair et dit matière. Elle sera visible et malmenée chez Francis Bacon ; morte, enfouie et effacée, chez Arnulf Rainer. Dans le voyage infini, plus loin que les corps meurtris va le souvenir, la mémoire archaïque et immortelle dont Christian Boltanski nous fait la réminiscence.

Références

  • Michel Makarius, Cours d’Histoire de l’art contemporain. Licence Arts plastiques L3, CNED 2017-2018.
  • Hélène Sirven, Additif au Cours d’Histoire de l’art contemporain. Licence Arts plastiques L3, CNED 2017-2018.
  • Nadeije Laneyrie-Dagen, Histoire de l’art pour tous, Ed. Hazan, 2014.
  • Elisabeth Couturier, L’art contemporain mode d’emploi, Ed. Flammarion, 2009.