Un peu d’histoire

Pic de la Mirandole emprunta à la Théogonie1 d’Hésiode la légende barbare selon laquelle la castration d’Uranus produisit l’écume de la mer, qui donna naissance à la céleste Vénus. L’auteur du délit ne fût autre que le plus jeune fis, Cronos, alors que l’instigatrice resta la mère. L’aimante épouse joua dans l’histoire le rôle de castratrice, et Vénus naquit de l’émasculation de son père, le démembrement et l’arrachement constituant le principe même de sa naissance. La fameuse peinture que Botticelli réalisa vers 1455, La naissance de Vénus, illustra à la perfection cette transmission de la semence à la matière informe. Dans Ouvrir Vénus4 (1999), Georges Didi-Huberman mit en exergue l’écume, représentation des plus explicites du sperme du père, qui poussa Vénus au rivage de sa naissance.

L’histoire continue dans le livre VIII de l’Odyssée2. Vénus fût mariée à Vulcain, dieu du feu et beaucoup plus âgé qu’elle. Mais c’est alors que la déesse à la belle ceinture se laissa séduire par Mars. Le dieu de la guerre, plus puissant et plus jeune, parvint avec de nombreux présents à souiller sa couche. Le Soleil, témoin de leurs unions, alla prévenir le mari trompé. A cette affreuse nouvelle, Vulcain plaça des chaînes indestructibles autour de la couche, pour les faire surprendre en flagrant délit et les ridiculiser devant les dieux de l’Olympe.

Innombrables sont les représentations des amants. Avant ou après l’adultère, explicites, imagées, descriptives ou alambiquées. Elles sont souvent accompagnées de Cupidon, leur fils supposé, et du mari trompé. Leur histoire d’adultère, âgée de trente siècles, reste d’une absolue actualité, comme en témoigne le best-seller de John Gray, Les hommes viennent de Mars, les femmes de Vénus, apparu en 1992.

Il s’agira ici de revoir le tableau de Tintoret, Mars et Vénus surpris par Vulcain (vers 1550) du point de vue de la psychanalyse. J’ai choisi cette représentation pour son caractère hautement symbolique, ses contradictions apparentes, le dérangement et l’incompréhension qu’elle provoque. Avant de rentrer dans son histoire, un rapprochement m’est apparu, celui avec le dessin de Parmigianino5 : Vulcain, Mars et Vénus, de 1530. Les deux œuvres présentent à mon égard un caractère plus sexuel que moral. Le Vulcain de Parmigianino, en érection, regarde les corps des amants dévoilés par un drap en mouvement. C’est encore une histoire de regard, de dévoilement, de nudité. Curieux est le traitement du mari, dont les traits sont précis et minutieux, alors que les tracés des amants ne sont pas totalement finis, et surtout celui de l’épouse infidèle. D’une façon bien plus explicite, Parmigianino conduit le regard du spectateur à l’excitation sexuelle du mari, alors que chez Tintoret, l’interprétation libidineuse vient dans un deuxième temps. Au premier, une série d’incompréhensions et de malaises nous troublent.

Description orientée de la scène

Car avec Mars et Vénus surpris par Vulcain, Tintoret choisit de se détourner de la scène de la tromperie. Au tout premier plan, Vénus est déshabillée, sur un lit défait, et tire son drap. Alors que Vulcain lui dévoile (ou lui cache), ses parties intimes. Entre eux deux, un Cupidon de dimensions imposantes dort dans son berceau. Les aboiements du petit chiot au-devant de la scène ne semblent pas le réveiller. Un Mars fuyant se cache sous la table, et essaie en vain de faire taire le chien. Seul personnage habillé, sa tenue est de combat. Les lignes perspectives au sol nous conduisent vers la sortie, qui n’est autre que l’atelier de Vulcain et son four éteint. D’autres ouvertures de la scène sont les deux fenêtres au vitrage arrondi, tout comme le miroir circulaire qui reflète le couple. Le décor se limite à un vase transparent. Et pourtant, l’ambiance est chargée, les personnages confinés, et recadrés à gauche.

L’œil est tout d’abord attiré par le geste de fuite de Vénus. Pas étonnant, car au premier plan sa figure occupe près d’un tiers de la toile. Son corps et celui de son mari sont perpendiculaires. C’est la main gauche de la déesse qui montre la direction de son élan. Elle tire du drap, essayant en vain de cacher (ou de dévoiler) sa nudité. Le dessin préparatoire du tableau l’affirme, montrant une Vénus encore plus fuyante, voulant s’échapper de la scène. C’est la première d’une série de contradictions apparentes qui déstabilisent le spectateur. Mari et femme ont-ils déjà accompli l’acte, ou bien est-ce une scène à venir ? Que fait Mars sous la table ? Était-il venu pour étreindre Vénus avant de se faire surprendre par Vulcain ? Ses vêtements corroborent cette hypothèse, mais en tant que spectateur on a du mal à se situer temporellement, d’où le malaise.

Pour l’instant, Mars se cache sur une table recouverte de draps, tout comme le reste de la pièce. Ceux de la table donnent à voir un tissu satiné avec des plis rouge sang. Ils font écho à l’organe génital féminin, mais aussi au rideau du Verrou, que Fragonard réalisa en 1778. Leurs tissus sont brillants, lubrifiés, rouges et en ébullition. La même urgence pulsionnelle, la même charge sexuelle se dégage de la scène. Le tissu de la table se prolonge sur la ceinture de Vulcain, qui est de couleur plus pâle, plus éteinte, tout comme son four. Sa tenue fait penser qu’il n’était pas en train de travailler. Ses jambes annoncent une posture d’action, mais laquelle ? Il pose sa jambe droite sur le lit, la gauche un peu raide, ce qui n’est pas étonnant étant donné qu’il était boiteux. Le regard se pose sur le miroir au fond de la pièce. Une nouvelle anomalie est représentée, car ses deux jambes sont sur le lit, et on devine la suite des évènements. Cette incohérence entre le premier plan et le reflet sont nécessairement voulus par le peintre. Par ailleurs, sur le dessin préparatoire, scène et reflet se jouent au même moment…

Interprétation psychanalytique : identification de l’inconscient infantile et libidinale

1ère interprétation : agression envers la figure maternelle de Vénus, belle et pure

Comme Freud n’a pas manqué de le remarquer, même les plus mauvais rêves visent l’accomplissement d’un désir. Il y a ici beaucoup à dire sur le caractère fantasmatique du choix de Tintoret, spatial, lumineux, chromatique, narratif. Sa peinture présente un caractère mi-éveillé, mi-endormi, elle hante encore les images du rêve. L’œuvre perturbe la logique de la description d’une part, et de la narration, d’autre part.

Un autre trait caractéristique est son travail incessant de déplacement, présent dans de nombreux et subtils jeux de renvois figuraux. Comme si l’agression infligée à Vénus devenait celle de l’espace tout entier, en face de quoi devrait se déchirer notre regard lui-même. L’espace est froissé comme un rideau de théâtre, plié sur soi-même, enfoui, refoulé. Comme dans une perception ouverte aux pouvoirs du fantasme, la structure du lieu participe empathiquement à la violence de l’histoire. C’est une ronde spatiale : l’épouse, l’enfant, le mari, l’amant ; la nudité, l’enfantement, l’agression, le plaisir. Et on sent l’insensibilité à la cruauté envers le corps imberbe de la jeune fille agressée par son vieillard de mari.

Cette façon qui a la vision d’horreur de toujours se répéter, en boucle, aux premiers plans avec l’agression maritale, puis dans les lointains, dans une direction puis dans l’autre, évoquant l’acte animal, reproductif. Vénus n’est pas effrayée, elle est docile et résignée au premier plan. Derrière, les yeux de Cupidon sont fermés, comme pour ne pas voir l’inévitable. Il dort de fatigue, le dieu de l’amour serait vaincu. S’agit-il d’un déplacement ? Est-il fatigué après les débats amoureux de Mars avec Vénus ou en prévision de ceux de Vénus avec son mari ? En tout cas, la transparence des fenêtres et du vase est en contradiction avec la scène. L’enfance, la transparence, symboles de pureté, de virginité, quel beau clin d’œil !

C’est l’éternel retour du visuel psychique. C’est une façon visuelle d’incarner une hantise du temps, une souveraine revenance, lorsqu’un geste répète un autre ou lui répond symétriquement. Le souvenir enfoui de la scène originaire, « l’amnésie de la jeunesse » qu’évoquait Bourdieu.

Parce que c’est de la nudité dont il s’agit (pourquoi Mars est le seul habillé de la scène ?). C’est du corps regardé dont il est question, et que le regard engage ce que nos efforts conscients veulent ignorer, dans un refoulement inconscient. Lacan parle bien de « l’élision du regard à l’état de veille ».

Nous allons ici de la beauté corporelle, Tintoret orfèvre de Vénus, au sacrifice de sa nudité, Tintoret bourreau de Vénus. La nudité n’est ni la naturelle simplicité des corps, ni l’offensive grammaire désexualisant qu’y voyait Roland Barthes. Mais plutôt ce processus à double face que Georges Bataille nous suggère : l’image du corps s’offre, elle s’ouvre. Il n’y a pas d’image du corps sans l’imagination de son ouverture. Et quelle meilleure ouverture que la violence de l’enfantement de Cupidon, chaire de sa chaire.

Il s’agit ici de l’atteinte au corps intouchable de la mère. Métaphore de l’inceste ou du viol de la mère.

2ème interprétation : agression envers la figure paternelle de Vulcain, âgé et (i)respectueux

Un si petit drap suffit à couvrir le sexe du mari. Des petits plis en crête sur la table lui font écho, juste devant des lignes de direction reflétées dans un miroir disproportionnellement grand par rapport à la taille de la pièce. Ce n’est pas étonnant, le miroir viendrait compenser les manques du mari. Sa situation est curieuse. Tellement bas, qu’il cache une partie de la fenêtre. Au lieu de refléter le berceau de Cupidon ou les débats sur le lit, il nous renvoie l’anomalie temporelle de la scène. Ce dispositif ne serait pas étonnant à la Renaissance. Circulaire, tout comme les décors des vitres, sa forme rappelle le bouclier de Mars. Le mari est vieux et boiteux, aveuglé par le sexe de sa femme, sourd aux aboiements du chiot. L’amant est vaillant et puissant, son bouclier est démesurément grand. La charge sexuelle de la toile fait disparaître toute interprétation morale, comme le rappelle le regretté Daniel Arasse dans « Cara Giulia », On n’y voit rien (2003)6.

Le geste du Tintoret relève de l’agression enfantine anale, et son objet est la désacralisation de l’acte de mariage. Car dans la scène l’organe féminin est omniprésent : dénudé chez Vénus, enfoui dans les drapés rouges, lubrifiant noir dans le tissu du lit. Ce n’est pas la tête de Méduse qui se reflète sur l’écusson3, mais un autre temps, peut-être à venir. A la lecture des écrits de Freud sur la tête de méduse : « A la vue de la vulve, même le diable s’enfuit ». Le diable se cacherait-il dans les détails ?

En mettant l’accent sur ses plus bas instincts, Tintoret désacralise la figure masculine et le rend humain, presque animal. Il prend ainsi la place du père. Suivant la leçon freudienne cette désacralisation est assimilable à une castration. Comme celle qu’a subi Uranus pour donner naissance à Vénus. Un dieu vénérable et puissant par fonction, est privé de son jugement par une femme qui a une position éminemment ouverte, qui s’exhibe sans vergogne. Des cheveux entourent son cou, bras et poignet, venant compenser la castration qu’elle instaure. Assimilables à des bijoux, les cheveux viendraient compenser ce « quelque chose en plus » qui pallierait cette « quelque chose en moins ». C’est par ailleurs la théorie de Freud.

Inversement, l’homme castré exhibe des vêtements qui peuvent se donner à voir comme une vulve par leur forme et leur couleur, idée redoublée par les jambes ouvertes de Vulcain. Le rouge est un indice supplémentaire de féminité, du sang menstruel.

Si pour Freud, la modalité libidinale phallique ne connaît qu’un seul sexe, le masculin, le sexe féminin étant réduit à un sexe masculin castré, sur le plan théorique sa thèse reste discutable. L’idée selon laquelle la femme chercherait à castrer l’homme en raison de son envie de pénis est en grande partie à rapporter à un fantasme infantile : soit au fantasme du petit garçon qui redouterait inconsciemment la castration qui pourrait le punir de ses désirs incestueux ; soit au fantasme de la petite fille qui reprocherait inconsciemment à sa mère de ne pas l’avoir dotée d’un pénis.

Achèvement de l’analyse

On dénote enfin une insensibilité à la contradiction, décalage des affects et travail du déplacement, irruption de l’informe, rythmicité de la hantise. Car le rêve est l’existence, et non sa négation. Pour parler avec Heidegger, « la présence est amenée devant son être ».

Dans son œuvre, Tintoret a multiplié les rencontres incongrues. Or, du point de vue de la psychanalyse, la réunion de deux éléments que nous n’imaginerions pas être accouplés peut renvoyer au fantasme de la scène originaire, que Freud considère indispensable à la structuration de notre psychisme. Ces deux interprétations pourraient donc, elles aussi, réveiller des conflits psychiques infantiles, propres à générer l’énigmatique sentiment de trouble face au tableau.

Trois nus coexistent (sans compter les reflets dans le miroir). Mais alors que le nu de Cupidon évoque l’état de nourrisson, celui de Vulcain est le nu d’Adam, courbé, fermé sur lui-même. Alors que Vénus s’ouvre à nous dans toute sa splendeur. Son nu est tout aussi inquiété (par l’agression marital de laquelle elle semble vouloir s’échapper), qu’inquiétante. L’inquiétante étrangeté qu’évoque Freud dans les images qui provoquent chez nous un mélange de sensations, de voyeurisme et de culpabilité, l’envie de comprendre et l’interrogation sur la symbolique. C’est un nu impur car il provoque le désir des Mars, coupable, et celui de Vulcain, pulsionnel, animal. La nudité de Vénus provoque le « touché masqué » que Georges Didi-Huberman décrit si bien4.

Annexe : Références

1 La Théogonie est une œuvre du poète grec Hésiode, datant du VIIIe siècle av. JC. Elle joue un rôle fondateur dans l’élaboration de la mythologie grecque.

2 L’Odyssée est une épopée grecque antique attribuée à Homère, qui l’aurait composée après l’Iliade, au VIIIe siècle av. JC. Elle est considérée comme l’un des plus grands chefs-d’œuvre de la littérature et, avec l’Iliade, comme l’un des deux poèmes fondateurs de la civilisation européenne.

3 Méduse est un monstre de la mythologie grecque, incapable de bouger, à la chevelure formée de serpents. Il pétrifie celui qui le regarde. Persée, avec son casque ailé qui le rend invisible, approche Méduse en reculons. Il parvient à la tuer et à s’emparer de sa tête, qu’il place au centre de son bouclier de bronze poli.

Ouvrages consultés :

  • 4 Georges Didi-Huberman, Ouvrir Vénus. Ed. Gallimard, 1999.
  • 5 Daniel Arasse, Le sujet dans le tableau. « Petit pinceau deviendra grand : Parmigianino et la scène de Vulcain ». Ed. Folio, 2005.
  • 6 Daniel Arasse, On n’y voit rien. « Cara Giulia ». Ed. Folio, 2003.
  • Jean-Pierre Sag, Cours Sciences humaines appliquées à l’art. Licence Arts plastiques L3, CNED 2017-2018. 
Mars et Vénus surpris par Vulcain (1552), Tintoret
Mars et Vénus surpris par Vulcain (1552), Tintoret